dimanche 8 juillet 2007

Conférence du CVUH du 26 avril 2007 Enseigner l’histoire des traites négrières, de l’esclavage, des résistances et des abolitions par Eric Mesnard


1- Interroger la place de l’esclavage colonial dans l’histoire nationale.
Le « silence » sur l’histoire de l’esclavage colonial et sur les révoltes des esclaves pour leur liberté est ancien. Il remonte à l’instauration de la République et aux débats du 19ème siècle sur la définition de la Nation française (1). De Jules Michelet à Pierre Nora, l’histoire de France est réduite au territoire hexagonal et à sa population blanche. Le récit national français tel qu’il a été élaboré sous la 3ème République a cherché à marginaliser, voire à effacer, tout ce qui pouvait ternir l’image d’une France unie et généreuse. Alors que les historiens avaient le pouvoir de construire et de diffuser le « mythe national », aucun descendant d’esclave n’avait la légitimité de le contester : la vie et les résistances des esclaves ne furent pas intégrées à la geste nationale. Seuls furent mis en avant les abolitionnistes. Toutefois, les abolitions ne furent pas présentées comme un moment central du récit historique national. Elles sont signalées, mais on ne s’y attarde pas : ainsi sont passés sous silence le soulèvement des esclaves qui causa la première abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en 1793 (cette décision fut à l’origine du vote par la Convention en février 1794 du décret d’abolition pour toutes les colonies françaises), et les conditions ainsi que les effets de l’abolition de 1848 qui attribua la citoyenneté aux « nouveaux libres ». Les élites locales ont participé, dans les « vieilles » colonies à ce silence en gommant toute référence au passé esclavagiste et en affirmant leur adhésion aux principes républicains.
Silence ne signifie, toutefois pas oubli, car l’esclavage est demeuré présent dans les contes, les chants et les récits, mais cette culture populaire des colonisés ne trouva pas sa place dans les discours officiels qui dressaient le portrait d’un citoyen français sans sexe et sans classe : ni femme, ni ouvrier n’y avaient droit à la reconnaissance, alors les esclaves…
Les historiens qui ont travaillé sur cette histoire sont restés isolés et la transmission de ce savoir historique a été rendue difficile par l’absence de centres de recherche et la grande rareté des cours consacrés à ces questions dans les Universités françaises.
Des publications récentes et de qualité ne manquent pas. Toutefois, la prise en compte de ce chapitre par les ouvrages de synthèse qui influent le plus sur l’information des étudiants et des enseignants demeure insuffisante, voire inexistante. Ce qu’a écrit Yves Bénot à propos de la période révolutionnaire peut être élargi à l’ensemble de l’historiographie française : l’histoire de l’esclavage et des résistances à l’esclavage n’est qu’un à côté secondaire de la « grande histoire » : « La thèse de l’influence inconsciente du climat impérialiste n’est pas entièrement satisfaisante … Il y aurait donc un autre facteur non négligeable, le poids des habitudes, une certaine force d’inertie des idées – ou des absences d’idées – acquises. » (2).
Quelques précisions liminaires :
- Il est nécessaire d’étudier, à la fois ensemble et distinctement la traite et l’esclavage, car ils sont interdépendants mais ont une chronologie différente. La traite ne peut pas se comprendre sans référence à l’histoire maritime, coloniale, commerciale et financière. Le schéma du commerce triangulaire est facilement mémorisable, mais tend à réduire le trafic au seul espace atlantique, alors qu’il concerne aussi l’Océan Indien. De plus, il masque les conséquences de ce système sur les sociétés africaines dont le rôle ne se limita pas à la fourniture de la « marchandise » humaine. Ce commerce qui concerne de multiples territoires renvoie à une mondialisation des échanges qui a duré plusieurs siècles et dont les conséquences sont encore perceptibles. Il a mis en relation des sociétés aux structures politiques, économiques et culturelles différentes. Il a créé des zones de contacts et de conflits et des interactions complexes entre les métropoles européennes et les colonies esclavagistes.
- Les témoignages directs émanant des esclaves sont rares et tardifs. Les premiers témoignages écrits, dont le plus connu est celui d’Olaudah Equiano, datent de la fin du 18ème siècle. La plupart de ces textes, comme celui de Mary Prince, ont été rédigés par des abolitionnistes qui ont comme intention, non pas de restituer l’expérience intime de l’esclave, mais de susciter l’indignation du lecteur européen. Après les abolitions du 19ème siècle, des centaines de milliers d’anciens esclaves sont morts sans que personne ne se soucie de recueillir leurs récits. Ce « silence » des archives n’est pas propre à l’esclavage, car les dominés n’ont eu qu’exceptionnellement accès à la possibilité d’exprimer par écrit leur vision du monde. Il reste, cependant, beaucoup à apprendre sur la traite et l’esclavage, car l’étude des traces orales et écrites est loin d’être achevée, l’analyse des documents iconographiques et la recherche archéologique commencent à peine.

- Il n’existe pas une mémoire, mais des mémoires de la traite et de l’esclavage. Ces mémoires sont fragmentaires et géographiquement dispersées. Elles se sont élaborées différemment aux Antilles, en Guyane, en Afrique, à Madagascar, à la Réunion et en France hexagonale. (3)


2- Quelques réflexions pour contribuer à l’enseignement de l’histoire de la traite, de l’esclavage, des résistances et des abolitions dans les colonies françaises.
A- Permettre une nouvelle définition des repères historiques et du « panthéon scolaire »
Les programmes d’histoire ne peuvent plus reproduire la transmission du « mythe national » tel qu’il a été élaboré par les historiens et les pédagogues du 19ème siècle. Depuis les années soixante, l’élaboration d’une histoire scolaire qui s’ouvre sur l’Europe et sur le Monde, a transformé cet enseignement dans son contenu et ses méthodes. Toutefois, des points cruciaux pour la compréhension du monde contemporain n’ont pas encore trouvé leur place, à part entière, dans les programmes d’histoire (4).
La réflexion critique sur les objectifs de l’enseignement de l’histoire amène à s’interroger sur la signification du « panthéon scolaire ». Les documents d’application des programmes d’histoire destinés aux élèves du cycle 3 publiés en 2002 ont redéfini les critères de sélection, renouvelé la liste des « personnages majeurs » et l’ont accompagnée de « groupes significatifs » parmi lesquels « les esclaves d’une plantation ». Ainsi le maître continuera-t-il à enseigner à ses élèves l’absolutisme de Louis XIV et la biographie de Napoléon Bonaparte, mais ne devrait plus passer sous silence la condition des esclaves africains déportés dans les colonies européennes d’Amérique. Pensera-t-il alors à expliquer, comme il le fait pour la révocation de l’édit de Nantes, la signification du Code noir promulgué la même année ? Evoquera t-il les conséquences du rétablissement de l’esclavage en 1802 ?
B- Mener une réflexion sur les finalités de notre enseignement et sur nos responsabilités pédagogiques
L’enseignant qui prépare une leçon sur l’histoire de la traite et de l’esclavage est confronté à une série de questions auxquelles il s’efforcera de répondre :
- Comment prendre en compte les relations complexes et souvent conflictuelles entre la mémoire dont certains de nos élèves peuvent être porteurs et l’enseignement de l’histoire ?
- Comment donner du sens aux informations que reçoivent nos élèves (à l’école, par les medias, dans la famille) ?
- Que montrer ou … ne pas montrer ? Comment aborder des textes qui défendent des thèses racistes ou des images qui donnent une vision dégradante de l’être humain ? « Censurer » n’équivaut-il pas à proposer une vision édulcorée, voire mensongère, de la réalité ? Montrer n’entraine t-il pas le risque de choquer la conscience et la sensibilité des élèves ?
- Quel équilibre trouver entre une nécessaire mise à distance et une évocation formelle qui cantonnerait cette histoire à un segment sur une frise chronologique ? Comment transmettre les nombres des pertes humaines sans les réduire à un « bilan comptable » ? Comment incarner la terrifiante froideur de ces nombres exprimés en centaines de milliers ou en millions dont la réalité demeure inconcevable, même pour des adultes ?
Cette « nouvelle » question introduite dans les programmes ne pourra à moyen terme être pertinemment prise en compte par l’ensemble des maîtres du cycle 3 qu’à condition d’être accompagnée d’une réelle prise en compte dans les cursus universitaires et dans la formation initiale et continue des enseignants (5).
C- Penser la place dans notre enseignement de l’histoire des traites, de l’esclavage dans les colonies européennes, des résistances et des abolitions.
Nombre d’ouvrages continuent à n’évoquer l’esclavage des Noirs dans les colonies françaises qu’au moment de son abolition ce qui permet de mettre en avant la place des abolitionnistes, dont Victor Schœlcher, mais a pour effet de masquer les réalités des sociétés esclavagistes et le rôle des esclaves dans les diverses formes de résistance à l’esclavagisme.
Donner sens à cette histoire qui dure du 16ème au 19ème siècle et est un fait majeur non seulement pour comprendre l’histoire nationale, mais aussi l’histoire de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique suppose une réflexion historique et pédagogique qui permettra de définir une programmation des leçons cohérente avec les programmes d’enseignement.
La mise en place de la traite négrière européenne pourra être étudiée lors du chapitre consacré au « Temps des Découvertes ». Ceci permettra d’évoquer l’exploration des côtes africaines et l’insertion des navigateurs portugais, puis des autres puissances européennes, dans un trafic négrier qui s’étendit dès le début du 16ème siècle vers les terres américaines récemment conquises où les populations indiennes furent asservies et massacrées (6). Ce chapitre permettra de contribuer à la culture géographique des élèves (nouvelles représentations de la Terre, localisation des lieux de la traite et des colonies des Antilles et de l’Océan Indien dont quatre sont devenues des D.O.M.).
L’étude des colonies européennes à esclaves pourra s’insérer dans la leçon consacrée au « mouvement des Lumières » et aux évolutions de la société à la fin de l’Ancien Régime perme.
Cette leçon permettra aux élèves d’étudier :
- l’importance de la traite et du commerce colonial dans l’essor économique de l’Europe atlantique avec, notamment, comme exemple, la croissance des villes portuaires ;
- l’aspect massif et organisé de la déportation de populations africaines de diverses origines géographiques et culturelles ;
- les conditions d’existence des esclaves « pour » lesquels a été rédigé en 1685, sous le règne de Louis XIV, le Code Noir ;
- le fonctionnement des plantations et les grandes lignes de l’organisation des sociétés esclavagistes ;
- les formes de résistance des esclaves ;
- les dénonciations par des « intellectuels » européens des méfaits de la traite et de l’esclavage malgré l’influence de ceux qui en tiraient profit.
La leçon sur « la Révolution française et le premier Empire » amènera à prendre en compte :
- des combats politiques menés par les abolitionnistes (Condorcet, abbé Grégoire …) et l’évocation de l’abolition de l’esclavage par la Convention en février 1794 ;
- des événements révolutionnaires qui ont marqué l’histoire des Antilles, notamment, l’indépendance d’Haïti en 1804 ;
- du rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte et de l’échec du soulèvement anti-esclavagiste à la Guadeloupe.
L’acquisition de ces connaissances aidera les élèves à mieux comprendre le contexte de l’abolition de l’esclavage en 1848 par la Deuxième République, l’œuvre de Victor Schœlcher et les conséquences sur les sociétés antillaises, guyanaise et réunionnaise des conditions dans lesquelles l’esclavage a été aboli (propriété de la terre, « dédommagement » des anciens « maîtres » …).
D- Permettre la compréhension de documents historiques et développer l’esprit critique
L’actualité des enjeux civiques rend d’autant plus nécessaires la précision et la rigueur de notre enseignement pour contrecarrer la confusion entretenue par la « concurrence des mémoires ».
L’information scientifique apportée par la leçon et l’étude de dossiers documentaires contribueront à l’instruction et à la formation de l’esprit critique des élèves. Comme lors de tout cours d’histoire,l’identification précise des sources documentaires (nature du texte ou de l’image ? date de production et contexte ? auteur ? destinataire ?...) est d’autant plus formatrice qu’elle aide à comprendre :
- l’importance du point de vue de celui qui tient la plume (ou le pinceau)
- la différence entre un témoignage, un roman historique, le texte d’un historien ou entre un reportage, le filmage de sources documentaires, une reconstitution historique ou une œuvre de fiction cinématographique.
Toutefois, l’élève n’est pas un historien : le choix des documents, le questionnement et les conclusions tirées relèvent de la responsabilité pédagogique de l’enseignant, car tous les énoncés ne se valent pas. Il y a des affirmations fausses et d’autres qui sont exactes.
L’initiation à la critique documentaire permise par la leçon d’histoire amène l’élève à s’interroger sur le sens du choix de tel mot ou de telle image pour justifier ou pour condamner la traite et l’esclavage. Elle le rend sensible à la polysémie de mots comme celui de liberté qui n’avait pas le même sens pour le négrier et pour celui qui était enchaîné à fond de cale. Elle incite le futur citoyen à la défiance à l’encontre de l’euphémisation des pratiques criminelles déjà largement pratiquée par la « communication » (c’est-à-dire la propagande) du lobby négrier qui se fit, face aux critiques, le défenseur de la « liberté du commerce », de la « prospérité des ports, des colonies et de la France » grâce au maintien du trafic du « bois d’ébène » et des « pièces d’Inde » sauvées de la « barbarie africaine ».
E- Promouvoir les approches interdisciplinaires et la transversalité des apprentissages
Dans le prolongement du chapitre consacré au « temps des découvertes », le cours sur l’histoire de la traite et de l’esclavage gagnera à être mis explicitement en relation avec le programme de géographie. Comment, en effet, comprendre la complexité du peuplement américain et la diversité de ses populations sans les mettre en relation avec ces pages d’histoire ? Quant à la connaissance de l’histoire et de la géographie des sociétés africaines, elle demeure un des « angles morts » de nos programmes. Cette ignorance contribue à la persistance des stéréotypes racistes hérités de la traite négrière et de la colonisation (7).
Du 16e siècle à nos jours, la déportation et l’esclavage des Noirs sont à l’origine de textes littéraires dont certains sont des classiques de la culture scolaire. La lecture de romans, de témoignages et de récits de voyages, ainsi que la musique tout en enrichissant la culture des élèves, les amèneront à percevoir la diversité des expressions culturelles. De même, tableauxgravuresfilms etphotographies contribueront à former leur regard.

L’éducation civique sera l’occasion de prendre en compte les questions inévitables sur les formes contemporaines d’asservissement, dont le travail des enfants est une des manifestations les plus sensibles. Les réalités de l’exploitation et de la servitude sont multiples, mais de légaux et officiellement pratiqués, la traite des êtres humains et de l’esclavage sont devenus illégaux et clandestins. Cette précision n’est pas anodine, car elle ouvre sur une réflexion essentielle sur le rôle de la loi, mais aussi sur ses limites lorsque des Etats, malgré les conventions internationales, ne se donnent pas les moyens de la faire respecter.


Eric Mesnard, formateur à l’IUFM de l’Académie de Créteil


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Notes :

(1) Myriam Cottias, « Le silence de la Nation. Les « Vieilles colonies » comme lieu de définition des dogmes républicains (1848-1905) », Outre-Mers. Revue d’Histoire, 2003.
Françoise Vergès, La mémoire enchaînée Questions sur l’esclavage, Albin Michel, 2006.
(2) Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, éd. La Découverte, 1988.
(3) Françoise Vergès, La mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavageop.cit.
(4) Pour plus de précisions à propos des programmes et des manuels :
Eric Mesnard, « Quelques réflexions pour contribuer à l’enseignement de l’histoire de la traite et de l’esclavage des Noirs dans les colonies françaises » (pp. 131 et sq.) in La colonisation, la loi et l’histoire, sous la direction de Claude Liauzu et Gilles Manceron, éd. Syllepse, 2006.
Aude Désiré, Eric Mesnard, Histoire des traites négrières et de l’esclavage, Sceren-CRDP, à paraître en septembre 2007.
(5) La récente initiative du CNRS (Centre de Recherches sur les Esclavages. Acteurs, systèmes, représentations) de créer un site destiné aux chercheurs et aux enseignants va dans ce sens …http://ocmceasil.free.fr/CNRS/index.html
(6) Les premiers chapitres du livre d’Hugh Thomas traduit de l’anglais par G. Villeneuve, La traite des Noirs 1440-1870, coll. Bouquins, Robert Laffont, offrent à ce propos une remarquable mise au point historique.
(7) William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs (1530-1880), Gallimard, 1981.
Hugh Honor, L’image du Noir dans l’art occidental de la Révolution américaine à la Première Guerre mondiale, Gallimard, 1989.
Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré, Découverte Gallimard, 1998

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