vendredi 7 septembre 2007

A la direction éditoriale du Nouvel Observateur et à M. Driss Ksikes par Catherine Coquery-Vidrovitch


24 août 2007
Messieurs,
Mais vous n’avez décidément rien compris ?
Le 8 août 2007, j’adressai à votre Magazine, à propos d’un article décevant sur le discours de Sarkozy à Dakar, la lettre ci-dessous sur Sarkozy et l’Afrique (par courriel : à M. le rédacteur en chef et à Mme Carole Barjon, auteure de l’article). Je le rappelle ci-dessous, au cas où il ne vous serait pas parvenu :
A propos de l’article du Nouvel Observateur, "Le RV manqué de Sarkozy l’Africain", n° 2230 du 2 au 8 août 2007, pp. 20-21.
Désolée que cet article n’ait pas compris, ni fait passer le message que le "rendez vous manqué" de Sarkozy n’était pas celui du Gabon (dont il raconte certes quelques anecdotes savoureuses), mais bel et bien le discours rédigé par Guaino pour l’Université de Dakar, atterrant (pour tout connaisseur des Africains, et pas seulement "d’une partie" de l’élite sénégalaise). Comme l’ont remarqué les spécialistes de l’Afrique, l’image des Africains offerte par l’incompétence de nos hommes politiques et de leur "plume" remonte aux pires clichés du XIXe siècle, depuis Hegel jusqu’aux thèses biologisantes franchement racistes de la fin du siècle, littérature et croyances héritées de ce qu’un célèbre philologue et écrivain congolais, qui enseigne aujourd’hui dans une prestigieuse université américaine, le professeur Valentin Mudimbe, a qualifié depuis longtemps de "bibliothèque coloniale". L’article signale rapidement que ce discours "a été mal perçu par la presse sénégalaise" : mais par VOUS, journalistes français supposés ouverts et bien informés ? Vous n’avez pas été choqués, VOUS ? C’est cela qui est le plus choquant de l’article…
Je ne saurai trop vous conseiller de lire, entre autres sur le site de Toulon de la Ligue de Droits de l’Homme (mais aussi dans la presse ouest africaine), les réponses aussi approfondies que cinglantes de deux parmi les plus brillants intellectuels africains d’aujourd’hui, tous deux en poste dans des université africaines, et tous deux parfaits exemples, entre beaucoup d’autres, de la symbiose réussie de la culture franco-africaine : Achille Mbembe, chercheur camerounais distingué en poste à l’Université du Witwatersrand à Johannesbourg, et Ibrahima Thioub, Professeur directeur du Département d’Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar. Ni eux ni la grande majorité de leurs étudiants n’ont attendu Sarkozy pour penser à l’ « avenir » de la renaissance africaine. Il s’agit d’un combat certes difficile et plein d’obstacles, mais qui est mené depuis longtemps, sans la France la plupart du temps, et qui progresse beaucoup plus vite qu’on ne le croit encore ici. Ils pouvaient à bon droit être suffoqués de s’entendre dire que leurs pareils faisaient surtout penser… aux Grecs de l’Antiquité ou, au mieux, aux balbutiements de notre Renaissance du XVe siècle. Dans quel monde croyez-vous que vivent la totalité des Africains d’aujourd’hui ? Quelles sont ces "images d’Épinal" sorties de l’"Afrique des Ténèbres" chère à Joseph Conrad, qui n’ont même plus cours dans la plupart des émissions souvent de bonne qualité qui apparaissent ces temps-ci à la télévision ? La deuxième partie du discours de Guaino, qui pourtant ne commençait pas si mal, est un tissu d’énormes fadaises dont il est absolument nécessaire d’expliquer aux Français qui le croient encore que cela n’a rien à voir avec l’Afrique d’aujourd’hui. A preuve : les deux savants que je viens de citer viennent d’être approchés par des conseillers de Sarkozy pour leur demander en somme un "cours d’Afrique" ! Il faut dire qu’ils en ont bien besoin, et peut-être… vous aussi ?
Merci donc, la prochaine fois, et il y aura une prochaine fois puisque Guaino annonce qu’il va faire publier ce discours dont il a l’ignorance d’être si fier, de comprendre enfin que nos amis africains sont, eh oui, majeurs… même s’ils sont les premiers à souffrir encore trop souvent de potentats abusifs et ridicules que notre Président se croit obligé d’aller rassurer sur la future coopération française : belle perspective, en vérité ! Ce n’est donc pas seulement "un" passage du discours qui a offensé les auditeurs : c’est la quasi-totalité de cette insupportable suffisance d’un autre âge.
Or voici que le journal, cette–fois ci, récidive, (n°2233, 22 au 29 août 2007), avec un articulet de M. Driss Ksikes, « À lire », p. 37, portant aux nues un ouvrage certes remarquable du philosophe Mounier… en 1950, car c’est un document historique intéressant sur la vision (et l’état) des sociétés africaines (et non pas de « la » société , svp, l’Afrique est deux fois plus grande que l’Amérique du Nord !) il y a plus d’un demi-siècle, alors que la colonisation française était encore en place. Il est évident que, comme pour Leiris, ce qu’écrivait Mounier en 1950 était remarquable pour l’époque, et ce n’est évidemment pas cela que je critique, mais le fait de le recommander aujourd’hui comme si c’était toujours valable - preuve en somme indirecte a posteriori que Sarkozy aurait raison… Car cette vision est précisément la vision erronée que le Président Sarkozy et sa plume Guaino ont apportée des Africains d’aujourd’hui – et non plus du siècle dernier - , oubliant totalement que l’histoire est passée par là, et plutôt rondement et bruyamment : il me paraît important que vous vous reportiez à ce que Philippe Bernard a exprimé fort bien dans Le Monde du 24 août... Car vous continuez de véhiculersans commentaires ce qui est devenu aujourd’hui de vieux clichés, les approuvant donc implicitement sans vous rendre compte de l’inexactitude criante du diagnostic actuel, et vous contribuez ainsi à désinformer gravemement nos concitoyens.
Croyez en ma considération fort affligée,
Catherine Coquery-Vidrovitch

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