samedi 13 septembre 2008

Hier et aujourd’hui Jaurès, Clemenceau et Valls par Gilles Candar

À l’issue de son dernier livre (Pour en finir avec le vieux socialisme… et être enfin de gauche, Robert Laffont, 2008), Manuel Valls évoque le débat Jaurès / Clemenceau à la Chambre des députés de juin 1906 et il indique que ses préférences vont vers le président du Conseil Clemenceau, et ses « cathédrales républicaines » patiemment construites, non vers le fondateur de L’Humanité Jean Jaurès et ses « palais de fééries ».
En un sens, historien de la période, je pourrais me réjouir de cet intérêt pour des controverses un peu anciennes. J’hésite à le faire. De toute évidence, Manuel Valls ne veut pas proposer une lecture nouvelle des débats entre socialistes et radicaux au début du siècle ; il choisit un prétexte pour dire que les socialistes doivent rompre avec leurs traditions, leurs réflexes, leur mémoire, et s’inventer un nouveau passé… Je ne suis pas sûr que les références imprécises et vagues auxquelles est contraint Manuel Valls l’aident dans sa tâche, ni que celle-ci soit nécessaire ou souhaitable.
Prendre au mot Manuel Valls pourrait s’avérer cruel : de quoi est-il question dans ce fameux débat de 1906 ? Les mineurs se sont mis en grève, après la catastrophe de Courrières. Onze cent victimes environ, catastrophe nationale qui pose le problème de la sécurité, du profit et des vies humaines… Vingt mille soldats sont envoyés dans le Nord-Pas-de Calais pour reprendre le contrôle de la situation. C’est le moment clef qui voit Clemenceau, champion de la gauche radicale et ardent dreyfusard, se muer en « premier flic de France », bientôt « le Tigre », ministre de l’Intérieur efficace et promoteur de ce que je proposerais d’appeler « une gauche d’ordre ». En ce même printemps 1906, Clemenceau, « le briseur de grèves » pour reprendre une expression de Jacques Julliard (Clemenceau briseur de grèves, Julliard/Gallimard « archives », 1965), mate aussi un mouvement social chez les postiers (ces fonctionnaires ne sauraient avoir le droit de faire grève), bloque le déploiement syndical du 1er mai en plaçant Paris dans une sorte de « petit état de siège » (45 000 soldats contrôlent la capitale avec de nombreuses réquisitions militaires) tandis que le secrétaire général de la CGT, Griffuelhes, est arrêté et poursuivi pour complot contre la sûreté de l’État, en compagnie de quelques militants monarchistes (cf. Frédéric Monier, Le Complot dans la République, La Découverte, 1998).
C’est contre ce comportement assurément nouveau de la part du pouvoir radical, qui tranche en tout cas avec celui des années du Bloc des gauches, que s’élèvent Jaurès et les socialistes. Il ne me semble pas que Jaurès soit du côté des nuées et des vues générales. Certes, il a un projet d’ensemble pour la société, il croit en la nécessité de la socialisation de la propriété, ce qui n’est peut-être plus notre cas, du moins plus selon les mêmes modes. Mais c’est aussi un homme de réalisations, de réforme, d’action quotidienne… Il l’a prouvé, dans l’affaire Dreyfus, et tout récemment en contribuant largement au vote de la loi de séparation des Églises et de l’État [sans doute davantage que Clemenceau, mais là aussi, il faudrait un vrai débat, forcément plus long et complexe… Inutile d’insister. Je veux seulement rappeler que Jaurès n’est pas seulement homme de protestation, mais, quoiqu’on pense du fond des choses, un homme de réalisation, un acteur de la politique républicaine, qu’il soit plutôt de la majorité (1885-1889 et 1899-1905/06) ou plutôt de l’opposition (1893-1899 et 1906-1914), dans le cadre d’un régime parlementaire où cette dernière a, du moins souvent, les moyens de peser]. En bon professeur de profession, Jaurès veut fonder le débat politique sur des bases rationnelles, librement et largement discutées. Il demande donc en 1906/1907 une autre politique sociale : les retraites ouvrières et paysannes, enfin !, l’impôt sur le revenu, etc. Clemenceau ne croit guère dans les « masses », il a une conception élitiste de l’humanité, beaucoup plus individualiste. Il est davantage l’homme des « coups », parfois efficaces : il va être un « grand ministre de l’Intérieur » et il gagne en mai 1906 les élections législatives grâce à sa posture répressive et ses habiletés tactiques.

Mais après ? Le programme social (retraites, journée de dix heures, réforme fiscale, contrats collectifs…) est évacué ou du moins remis en position marginale. L’essentiel est la gestion et surtout l’ordre… Eh bien, dans la mémoire de la gauche, cette période (1906-1909) dominée par Clemenceau a peu compté, ou alors comme un contre-exemple. Je ne crois pas que la gauche politique d’aujourd’hui ait particulièrement intérêt à la ressusciter et à s’en inspirer. On peut aimer Clemenceau, tenir son individualisme à la fois libertaire et attaché à l’ordre comme une nécessité structurelle de l’action politique, ses meilleurs défenseurs préfèrent évoquer son combat dreyfusard, ses campagnes de presse ou son action pendant la guerre plutôt que ce gouvernement qui finit tout de même par décevoir ses meilleurs soutiens de la démocratie radicale. Historien, il est sûr que les préférences ou les références des acteurs politiques du temps ne me soucient qu’à titre documentaire et pour le plaisir un peu gratuit du commentaire ; citoyen, j’ai évidemment mes préférences, et, tout en admettant facilement qu’elles ne soient pas partagées, il me semble que femmes et hommes de gauche peuvent continuer à s’intéresser à nos vielles barbes, Jaurès, Sembat, Malon, Lafargue, sans négliger bien sûr Olympes de Gouges, Flora Tristan, Hubertine Auclert et bien d’autres… S’ils ne peuvent fournir les solutions concrètes pour les programmes du XXIe siècle, d’autant que leurs messages n’étaient pas univoques, ni immuables, ils et elles restent des références par leur volonté d’émancipation, leur courage et leur patience, leur quête de vérité, au quotidien comme par leurs conceptions d’ensemble (les cathédrales ont aussi besoin d’architectes, sinon l’effondrement menace…). Nous ne sommes pas obligés de toujours choisir le côté du pouvoir et du ralliement aux nécessités de l’ordre, ce qui est, chacun l’aura compris, le vrai sens du message adressé par Manuel Valls.


Gilles Candar


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