vendredi 24 septembre 2010

La tentation du bouc émissaire par Guillaume Mazeau.


Réagissant aux graves violences perpétrés par une cinquantaine de personnes à Saint-Aignan, Brice Hortefeux a rapidement donné le ton : « Les gens du voyage ne sont pas au-dessous des lois, ils ne sont pas au-dessus non plus ». Le 21 juillet, Nicolas Sarkozy a annoncé une réunion « sur les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms » afin d’expulser « tous les campements en situation irrégulière ». En quelques jours, un problème de droit commun a ainsi conduit à la stigmatisation officielle d’une communauté tout entière. Sœurs d’infortune des sans-papiers, ces populations sont ainsi livrées en pâture à l’opinion publique comme les « ennemis de l’intérieur » d’une société dépressive, malade d’elle-même et qui cherche des coupables. Pour masquer leur impuissance devant la crise, les autorités politiques prennent donc la responsabilité d’organiser une chasse aux boucs émissaires à coups d’amalgames entre « gens du voyage » et « Roms ». Jugées par avance, ces populations sont les premières cibles d’une politique de salissure et d’expulsion comme en témoignent le marquage au tampon dont certains Roms de l’Essonne ont été victimes en 2009 ou la récente destruction du bidonville du Hanul (Seine-Saint-Denis). En dénonçant des populations déjà mises au ban de la société, les autorités alimentent un climat explosif.
Loin de trahir l’impossible intégration de la communauté des « gens du voyage », les violences de Saint-Aignan révèlent avant tout le divorce entre l’Etat et les citoyens les plus précaires. Comme ce fut le cas à Clichy-sous-Bois en 2005 après l’électrocution de Zied et Bouna, mais aussi à Villiers-le-Bel en 2007 après le décès de deux adolescents ou à Grenoble le 16 juillet dernier après la mort d’un jeune braqueur du quartier de La Villeneuve, la rébellion de Saint-Aignan, partie de la mort d’un jeune homme ayant forcé un barrage de police, est due au sentiment d’injustice ressenti par des populations de plus en plus exclues. Enfermées dans une logique de violence, celles-ci rejettent, jusqu’à faire littéralement la guerre aux policiers ou même aux pompiers, ceux qui prétendent exercer une autorité au nom de l’Etat. Plusieurs fois publiquement insulté, le président de la République n’échappe pas à cette nouvelle forme de défiance contre les élites de la République, qui se banalise aujourd’hui bien au-delà des banlieues et des populations les plus précaires.
Lassés par les dérobades et les trahisons des puissants, les Français veulent que tombent des têtes. Des caprices des Bleus à l’affaire Woerth-Bettencourt en passant par les cigares de Christian Blanc et le jet privé d’Alain Joyandet, les dernières semaines ont été émaillées d’incidents aussitôt convertis en « affaires » aussi accidentelles que révélatrices d’un profond passif entre le peuple et les élites (voir l’interview de Marcel Gauchet dans Le Monde du 17 juillet). Ecœurées par les abus de pouvoir et l’insolent sentiment d’impunité affiché par certains dirigeants (condamné le 4 juin pour injure raciale, le ministre de l’intérieur n’a même pas démissionné), écrasées par la précarité et frustrées par la panne de l’ascenseur social, les classes moyennes cèdent aux sirènes d’un antiélitisme parfois primaire, dont certains prophètes de malheur comme Michel Onfray, détruisant à l’aveugle toutes les formes d’autorité, opposant systématiquement corruption des « grands » à la vertu des « petits », se font les irresponsables porte-paroles.

Crise économique et sociale, haine des élites, chasse des populations marginales, succession d’affaires politico-médiatiques paralysant le débat public : les années 2010 s’ouvrent sur un climat qui rappelle les plus graves crises de notre histoire. La première, dans les années 1780, s’est soldée par une décennie de Révolution. La seconde, dans les années 1930, a engendré le collaborationnisme et le pétainisme. Forts de notre expérience démocratique, il est temps que nous choisissions les termes de notre avenir et que nous réinventions les utopies collectives dont la République a toujours eu besoin pour résister à la politique du pire. 


Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire moderne, Institut d’histoire de la Révolution française, membre du CVUH (comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire)
(article publié dans Le Monde du 24 juillet 2010 sous le titre « Des leçons de Saint-Aignan »).

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