dimanche 4 décembre 2011

La dé-modernisation de l’enseignement universitaire de l’histoire en Ukraine post-soviétique


L'université Chevtchenko à Kiev
Le CVUH a déjà abordé l’aspect idéologique de l’instrumentalisation de l’histoire en ex-URSS, qui est décrypté dans les textes de Korine Amacher sur la Russie et d'Eric Aunoble sur l’Ukraine. Ce nouveau texte éclaire les enjeux de l’usage de l’histoire en ex-URSS sous un jour différent. En effet, André Portnov s’attache au fonctionnement institutionnel de la corporation historienne et à ses conséquences pour la discipline. Le tableau est fort sombre, mais, à l’heure où les humanités souffrent en France aussi d’une dévalorisation morale et de coupes sombres budgétaires, il ne manquera pas de faire réfléchir.






Version augmentée de l’article
« Демодернизация исторического образования в постсоветской Украине.
Тезисы к дискуссии »,
publié sur http://net.abimperio.net/node/1827 le 07 mai 2011,
par André Portnov,
Institut d’études ukrainiennes Ivan Krypiakevych à Lviv,
rédacteur en chef de la revue Ukraïna moderna.
Article traduit du russe par Éric Aunoble

En général, les historiens ukrainiens comparent les différentes sphères de développement de leur discipline avec celles de leurs plus proches voisins, Pologne et Russie avant tout. Il est beaucoup plus rare de comparer l’état actuel de la science (comme de la société ou du pays tout entier) à la situation qu’elle connaissait à l’époque soviétique. Et, si de telles comparaisons sont faites, c’est principalement à un niveau superficiel, selon les figures de rhétorique convenues sur « la libération du diktat idéologique » et la science conçue comme « victime collective » d’un régime qui lui était étranger.
On rencontre également des jugements non moins unilatéraux et simplistes sur « la grandeur perdue » et le défunt « meilleur enseignement supérieur du monde ». Seulement, jusqu’à présent aucune analyse sérieuse des transformations de la science historique n’a été proposée. C’est en partie pourquoi les présentes notes – volontiers provocantes – serviront d’invitation à la discussion. Elles sont aussi des hypothèses de travail dans le cadre d’un projet de recherche que l’auteur de ces lignes mène avec Vladimir Masliïtchouk, projet qui s’intéresse au développement post-soviétique de la science en Ukraine.
Le système soviétique était assez sévèrement réglementé, mais il gardait l’empreinte d’une conception moderne de l’exercice de la discipline : il laissait aux historiens le choix de leurs stratégies de recherche et de carrière, ainsi que la possibilité d’un dialogue (même sérieusement limité) avec un pouvoir idéologisé qui attribuait d’ailleurs un rôle particulier à l’histoire dans l’éducation de l’homme soviétique. Dans l’URSS de Brejnev, il n’était pas rare que les chercheurs les plus profonds ne fussent pas autorisés à enseigner. Et le prix d’une liberté de création – même limitée – pouvait être l’interdiction de voyager à l’étranger (comme Alexandre Zimine[1] ou Iaroslav Dachkevitch[2]), la diminution de leurs avantages sociaux par rapport à leurs collègues « orthodoxes », et même la perte de travail (surtout en cas d’accusation de « nationalisme bourgeois »). Dans le même temps, les facultés d’histoire étaient, on le sait, parmi les plus prestigieuses dans la mesure où beaucoup de leurs diplômés intégraient l’appareil du Parti ou l’administration de l’État. Les enseignants du supérieur étaient des membres honorés de la « classe moyenne » soviétique, qui avaient la possibilité de recevoir un logement, des missions de recherche rétribuées et des vacances plus longues.
Au tournant des années 1980-1990, le prestige social de la profession d’historien a baissé. En tant que telle, la conservation des éléments structurels du système soviétique (du « VAK »[3] au volume des obligations de service) non seulement n’a pas ralenti la chute du rôle social des humanités, mais au contraire l’a accélérée. Le pouvoir d’État comme la corporation universitaire n’étaient pas préparés à des réformes structurelles sérieuses, et, sur fond de marginalisation tendancielle de la profession, « l’ascenseur social » soviétique – c’est-à-dire la possibilité pour des bacheliers d’écoles rurales de faire une carrière reconnue à l’université – avait disparu.
Depuis vingt ans que l’URSS a disparu, des tendances dangereuses sont à l’œuvre dans l’enseignement universitaire de l’histoire en Ukraine, tendances que je qualifierais de dé-modernisation institutionnelle de la branche. Quelles sont ces tendances ?
Des salaires ridicules (à l’heure qu’il est, un maître de conférences d’une université ukrainienne gagne en moyenne 2 000 hryvnias par mois, soit à peine 200 euros), l’impossibilité de trouver un logement hors de sa ville d’origine, la nécessité (devenue une habitude) de payer tant pour les publications référencées que pour la participation aux colloques – tout cela a transformé la carrière d’enseignant en une sorte de charge au sens de l’Ancien Régime : il faut pour ainsi dire acheter le grade et la fonction scientifiques et, après, se débrouiller pour en vivre. Mais par lui-même, un poste à l’université ne peut absolument pas garantir une vie décente.
L’ironie du sort a voulu que la limitation des possibilités de communication des historiens ukrainiens advienne à l’heure d’internet et des technologies de l’information. Avec la désintégration de l’URSS, le système d’échange et de commerce des livres s’est effondré instantanément. Pour un étudiant ukrainien de Master, un voyage aux archives de Moscou ou de Petersbourg est un rêve irréalisable. La régionalisation des sujets de thèse a accompagné le changement des conditions de financement et les thèmes d’histoire locale quasi-ethnographique[4] se sont répandus. Jusqu’à ce jour, pratiquement aucune université ukrainienne n’a accès aux ressources électroniques internationales.
Or il n’y a pas non plus de demande pour de telles ressources. En effet, parmi les universitaires actuels, on ne trouve guère de lecteurs pour des revues scientifiques en polonais ou en anglais (sans parler du français ou de l’allemand). En Ukraine, les hauts fonctionnaires reçoivent une prime pour la connaissance des langues étrangères mais pas les enseignants. Les publications à l’étranger, même dans les revues les plus prestigieuses, ont bien été intégrées au référencement du VAK, mais aucun système d’encouragement n’a été prévu pour les auteurs se risquant hors des frontières nationales. Quant aux diplômes passés à Harvard ou à Oxford, ils ne font l’objet d’une équivalence qu’au terme d’une procédure bureaucratique absurde. Pour ce qui est des jurys de thèse en Ukraine, peuvent y participer des universitaires russes, mais pas des scientifiques originaires de l’Union Européenne ou des États-Unis.
Vu la situation du pays, même les échanges inter-régionaux se tarissent. La fin du système soviétique de nomination centralisé[5] fait qu’on soutient sa thèse et qu’on devient professeur là où l’on a été étudiant. On ne trouve dans les vieux centres universitaires pratiquement aucun diplômé issu d’un autre établissement du supérieur. Quitter sa ville et son université d’origine équivaut d’ailleurs à un suicide professionnel, surtout si on laisse son logement[6]. La rotation des cadres n’existe, partiellement, qu’à Kiev, mais selon la même logique qu’à Moscou : la capitale aspire tant qu’elle peut les forces vives du pays.
En même temps, quelques facultés d’histoire tendent à se transformer en entreprises familiales, où le mari, la femme et souvent même les enfants se partagent la direction des différents départements. Un népotisme délibéré, impensable à l’époque soviétique, pourrait devenir la marque de l’université post-soviétique. Il faut souligner ici que la perte du prestige social des facultés d’histoire na absolument pas entraîné la diminution de leur nombre. Bien au contraire ! Alors qu’en 1990 il y avait en Ukraine soviétique 21 facultés d’histoire (dont 11 instituts de formation des enseignants), on en compte aujourd’hui presque le double. Non que le pays manque si cruellement d’historiens, mais parce que n’importe quel grade universitaire est apprécié sur le marché du travail et la majorité des diplômés d’histoire (comme des autres disciplines) ne travaillent pas du tout dans leur spécialité. En d’autres termes, l’accroissement du nombre de facultés et du nombre d’étudiants a tout simplement provoqué une chute catastrophique du niveau de formation tant des chercheurs-spécialistes que des enseignants d’histoire du secondaire.
La pauvreté des universités (une banalité !), leur stricte subordination au ministère de l’Éducation et leur absence d’autonomie[7] ne provoquent pas seulement un retard technologique accablant. Ces facteurs rendent aussi impossible toute émulation entre les établissements du supérieur pour attirer des professeurs et des étudiants en leur proposant, par exemple, des échanges universitaires vers l’étranger comme en Ukraine.
Même l’apparente modernisation que représente l’accélération des cursus scientifiques (il est désormais courant de soutenir sa thèse de doctorat d’État vers 35-45 ans, ce qui était exceptionnel à l’époque soviétique) s’avère, quand on y regarde de plus près, être le signe de la dégradation complète du niveau d’exigence, de l’épanouissement du plagiat et de la complaisance de ceux qui devraient en principe défendre le niveau scientifique.
Comment un système d’éducation aux humanités peut-il se maintenir quand il est aussi inadapté, vicieux et illogique ? Pourquoi assistons-nous à une dégradation continue de la discipline alors qu’on nous berce sur l’air de l’européanisation et du « processus de Bologne » ? L’ « élite » de la bureaucratie ukrainienne de l’éducation n’a pas plus intérêt à des réformes de structure qu’elle n’est prête à agir de façon décidée. Et ce manque d’esprit de décision découle pour beaucoup de la passivité, de l’isolement et de la désorientation de la partie immergée de l’iceberg éducatif.
En même temps, le système a prévu des soupapes pour les plus actifs, les plus exigeants et les plus capables ― soupapes inimaginables à l’époque soviétique. La première soupape tient à la possibilité de se réaliser dans des professions « contiguës », lesquelles ont attiré ces dernières années un pourcentage toujours élevé d’historiens : journalisme, politique, business. La possibilité de faire une carrière scientifique à l’étranger représente la seconde soupape. Pour un bon diplômé d’une université de Kiev, mais qui ne possède pas de logement dans la capitale, le choix n’existe qu’entre ces deux alternatives. D’ailleurs, si le système d’admission dans les instituts de recherche officiels s’était quelque peu assoupli semble-t-il, proposant de hauts postes à une série de chercheurs à fort potentiel ou anciennement victimes de répression, aujourd’hui par contre, le système a retrouvé sa suffisance.
En conséquence, au lieu d’une discrimination positive vis-à-vis des jeunes spécialistes diplômés à l’étranger et jouissant de relations à l’international, c’est à une discrimination directe que sont confrontés les audacieux qui décident de revenir en Ukraine. Toutes sortes d’obstacles les attendent dans leur carrière. En l’état actuel des choses, la soutenance d’une thèse d’État en dehors de l’Ukraine a pour conséquence que le possesseur d’un diplôme « occidental » ne rentrera pas travailler au pays ; et s’il rentre malgré tout, il ne pourra pas trouver de poste décent dans une faculté d’histoire. De plus, une longue absence pour cause de séjour à l’étranger signifie la perte des liens avec le milieu scientifique ukrainien et la fin des publications en Ukraine pour cause d’incompatibilité entre les deux systèmes de valeurs.
 Pendant ce temps, seule une petite dizaine d’historiens ont pu intégrer la communauté scientifique internationale en tant que représentants de l’Ukraine. Ils avaient en majorité fait leur carrière au tournant des années 1980-1990, époque d’ouverture des frontières et des archives au cours de laquelle ils ont pu bénéficier les premiers des programmes de bourses et soutenir leur thèse avant les années 2000. Ils ont ainsi pu tenir le rôle privilégié de transmetteurs des approches fondamentales occidentales, rôle qu’ils ont en général tenu grâce à des postes professoraux prestigieux dans la hiérarchie officielle. Ils n’ont néanmoins pas réussi à modifier pour le moment l’état de l’enseignement universitaire de l’histoire.
Il me semble que l’observation de Boris Doubine sur l’espace russe des sciences humaines convient pour décrire la situation qui s’est formée : en lieu et place d’un milieu académique, il s’est constitué une « équipe » ou une « bande », au lieu d’une concurrence scientifique, des « petits espaces douillets dédiés à l’autopromotion ». Voilà pourquoi les quelques historiens d’un niveau international ne sont pas en mesure d’arrêter le processus de dé-modernisation de l’enseignement universitaire de l’histoire. Dans un tel contexte, il n’est donc pas étonnant que les historiens soient l’objet d’un mépris assez général dans l’opinion publique. Un page s’est tournée, reléguant dans l’oubli la perestroïka gorbatchévienne, lors de laquelle l’histoire suscitait un engouement général, nourri par l’espoir de réponses fondées et honnêtes de la part des professionnels de la discipline.



[1]    Alexandre Zimine (1920-1980) : médiéviste, professeur à l’université de Moscou. A défendu la thèse que « Le Dit d’Igor », fleuron réputé de la littérature russe médiévale, était un faux écrit au XVIIIe siècle. Le livre où il s’expliquait avait été tiré en 101 exemplaires numérotés, distribués au sein du département d’histoire de l’Académie des sciences de l’URSS pour une discussion secrète à huis clos... (NdT)
[2]    Iaroslav Dachkevitch (1926-2010) : historien ukrainien, spécialiste des communautés arméniennes en Ukraine (XVe-XIXe siècles). Étudiant, il est inquiété par les « organes » avant 1956. De 1960 à 1990, sa carrière académique a été interrompue par plusieurs licenciements, le chômage infligé valant dégradation sociale en URSS. (NdT)
[3]    VAK, Vyschaïa Attestatsionnaïa Kommissia : commission supérieure d’attestation, équivalent du CNU, confirmant depuis 1932-1934 l’attribution des grades académiques de kandidat (doctorat) et de doktor (HDR). (NdT)
[4]    Histoire locale quasi-ethnographique : en russe, kraevedenie, littéralement « étude de la contrée », qui fleurit dans le monde russo-soviétique depuis le début du XXe siècle, tant sous la forme érudite ou muséale que pédagogique. (NdT)
[5]    Les spécialistes, diplômés des universités, se voyaient attribuer un poste n’importe où dans l’Union, en fonction de leurs résultats, un peu comme les sortants des grandes écoles en France. (NdT)
[6]    Le logement est devenu officiellement propriété privée et un marché immobilier s’est développé, surtout depuis la fin des années 1990. Mais les prix ont tellement monté, particulièrement à Kiev, qu’un provincial ne se risquera pas à quitter l’appartement attribué à sa famille à l’époque soviétique pour tenter sa chance dans la capitale. (NdT)
[7]    Dans la vie universitaire soviétique (et post-soviétique), pratiquement TOUTES les questions essentielles au développement d’un établissement sont de la compétence exclusive du ministère de l’Éducation. Le président d’université n’est pas élu par ses pairs, c’est le ministère qui le nomme. C’est le ministère qui prend les principales décisions budgétaires. C’est du ministère que proviennent les programmes d’étude obligatoires et la liste des manuels agréés pour l’enseignement supérieur [comme c’est le cas dans le secondaire ; cf. Russie : l’héritage controversé de Staline par Korine Amacher, sur le site - NdT]. En d’autres termes, un élément fondamental du contrôle totalitaire de l’État soviétique – à savoir la gestion économique et idéologique centralisée de l’éducation – s’est conservé dans une Ukraine post-soviétique qui revendique des valeurs et des priorités tout à fait différentes. (NdA)


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