samedi 5 novembre 2016

Les usages publics de l'histoire et le documentaire télévisé : le cas d'un documentaire sur Patrick Buisson

Auteure : Aurore Chery

Le 27 octobre 2016, France 3 diffusait Patrick Buisson, le mauvais génie. Réalisé par Tancrède Ramonet et produit par Morgane Production, il s'agit de l'adaptation de l'ouvrage homonyme d'Ariane Chemin et Vanessa Schneider. En le visionnant, on repense avec nostalgie à l'époque où inviter un leader d'extrême droite à la télévision suscitait le débat. Si le documentaire constate en effet que Buisson a contribué à faire sauter les digues entre « la droite traditionnelle et l'extrême droite », il se garde bien de préciser que la forme même qu'il adopte est le résultat de ces digues totalement absentes, qui n'affectent pas seulement la frontière entre la droite et l'extrême droite, mais une grande partie de la société française et, plus particulièrement, de ses médias. Ici, pendant près d'une heure, les grandes figures de cette droite nationaliste s'affichent à l'écran : Bruno Mégret, le souverainiste Paul-Marie Coûteaux, Eric Branca, ancien directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, Jean-Sébastien Ferjou d'Atlantico, Yves Montenay, ancien de Minute, Martin Peltier de Radio Courtoisie. Notons au passage qu'en arrivant à France Télévisions en 2015, Delphine Ernotte avait déclaré : « On a une télévision d'hommes blancs du plus de cinquante ans et ça, il va falloir que ça change[1] ». Ici, bien que deux femmes soient les auteures du film, la seule présente à l'écran est Nathalie Kosciuzko-Morizet, pour une passage éclair. Il va sans dire que tout le monde est blanc. On remarque donc bien l'ampleur du changement. Notons encore que l'anti-intellectualisme règne et privilégie un confortable entre-soi journalistes-politiques. Le seul historien présent, Benjamin Stora, l'est à titre d'ancien étudiant de Nanterre, à la même époque que Buisson. Il s'agit donc avant tout d'un témoignage et non pas d'une analyse. Le recul critique est confié à Jean-Philippe Moinet, ancien journaliste au Figaro, créateur d'une association auto-proclamée Observatoire de l'extrémisme, organisme qui semble dormant et sert donc avant tout à gonfler le CV de son fondateur.

Le film commence par nous expliquer que ça n'a pas été facile, pour le jeune étudiant Buisson, d'être d'extrême droite à Nanterre, à la FNEF. Mais il assume, malgré tout. Pour un peu, il deviendrait presque héroïque, voire martyre quand les locaux de la FNEF sont attaqués. « Les gauchistes et Cohn-Bendit n'étaient pas des tendres » nous précise un de ses amis. Bruno Mégret nous évoque Minute « un journal un peu provocateur ». On débat pour savoir si c'était vraiment un journal antisémite. Au fond, Buisson, comme nous dit un autre intervenant, il a surtout permis de « libérer la parole ». La voix off tempère à peine. Par exemple, lorsqu'un extrait de la contribution de Buisson à LCI est présenté, on le voit évoquer un sondage relatif au procès Papon. Il  y expose que les plus âgés, c'est-à-dire, ceux qui ont connu Vichy, sont les plus indulgents à l'égard de cette période. A aucun moment, cette parole et ses implications ne sont décryptées. La lecture totalement spécieuse de l'Occupation à travers les ouvrages et les documentaires de Buisson (Paris Céline, L'Occupation intime, Amour et sexe sous l'Occupation) est à peine suggérée. Elle est pourtant sans ambiguïté quand l'auteur ne cesse de vanter les douceurs de la période – éminemment érotique selon lui – qu'il passe presque totalement sous silence l'antisémitisme de Céline et que les forces de la résistance sont les seules porteuses de violence et donc nécessairement néfastes. A cet égard, on est gêné de constater que le documentaire de France 3 a emprunté la rhétorique buissonnienne en décrivant les affrontements de Nanterre : les violences sont le fait exclusif des « gauchistes ».  En fait, c'est la geste buissonnienne qui nous est déroulée pendant une heure, son parcours, comment il a réussi, etc. Certes, il est bien un peu inquiétant, on nous précise qu'il est d'extrême droite mais puisque celle-ci s'est tant banalisée... Buisson devient ici intéressant en tant qu'être humain avec une histoire et c'est bien tout le problème puisque, parallèlement, il n'est jamais véritablement question des conséquences de ses idées autrement que sur un plan purement électoraliste. Les victimes du racisme et de l'islamophobie au quotidien, les victimes du sexisme aussi (un aspect de Buisson dont il n'est pas question dans le film) sont écartées. Enfin, le danger Buisson semble aujourd'hui appartenir au passé. Même si l'on voit Bruno Mégret affirmer fièrement que leurs idées ont triomphé, le film laisse croire que l'affaire des enregistrements à l'Elysée et, sous-entendue, l'élection de François Hollande, ont mis fin à son influence délètère. On va voir que les conditions de réalisation du film même montrent tout à fait le contraire.

Bien évidemment, tout cela n'a rien d'étonnant dans le climat actuel, le site Acrimed se fait régulièrement l'écho de ces dérives mais si je m'y intéresse aujourd'hui, c'est parce que j'ai été le témoin privilégié des transformations radicales subies par ce film, ce qui m'a conduite à me retrouver – bien malgré moi au vu du résultat final – mentionnée dans les remerciements. Ce point de vue de l'intérieur m'amènera à poser plus largement la question du statut du documentaire à la télévision. Il y a quelques mois, j'ai été contactée par Tancrède Ramonet,  dont je connais le travail par ailleurs et qui est aussi un lecteur des Historiens de garde, pour intervenir dans son film. Son objectif était alors de traiter de la « buissonnisation des esprits ». Les usages publics de l'histoire par Patrick Buisson, directeur général de la chaîne Histoire depuis 2007, réalisateur de documentaires et d'ouvrages de vulgarisation sur l'Occupation, Louis-Ferdinand Céline ou les guerres de Vendée devaient être au cœur du propos. Etait-ce un choix légitime ? Parfaitement, dans la mesure où l'histoire est absolument centrale dans la stratégie buissonnienne : dans une interprétation très personnelle de Gramsci, Buisson fait de l'histoire l'un des principaux éléments pour imposer l'hégémonie culturelle de l'extrême droite. Une telle ambition ne s'est évidemment pas bornée à la chaîne Histoire. Comme l'a montré l'ouvrage publié par le CVUH, Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France, l'histoire a été un des fondements de la campagne du candidat et ce, au prix de déformations et de manipulations dans le but de servir son discours électoral. De même – et ça le documentaire le précise – c'est Patrick Buisson qui a imposé dans le débat politique le terme « identité », utilisé par Philippe de Villiers, avant de se voir consacrer par le « Ministère de l'immigration et de l'identité nationale » sous la présidence Sarkozy. Pendant une demi-journée de tournage, nous avons donc abordé ces sujets, nous avons même traité de l'image de la femme chez Buisson mais il est vrai, aussi, que nous avons parlé de son influence plus large, et ce jusqu'à la télévision publique. En effet, comme je l'ai déjà montré ailleurs, la télévision publique a été totalement conquise elle-même par les idées buissonniennes. Sous la présidence Sarkozy, elle a largement participé à la réécriture d'un nouveau roman national réactionnaire[2] qui se poursuit actuellement à travers le soutien de productions comme Métronome de Lorànt Deutsch sur France 5 ou encore de Secrets d'histoire sur France 2. Tout cela, il en a donc été question et Tancrède Ramonet avait l'air véritablement déterminé sur le sens qu'il voulait donner à son film. De manière tout à fait anecdotique, il m'est arrivé de parler de « la Fête du travail », ce qu'il a absolument tenu à corriger pour que je parle de « la Fête des travailleurs ». De cette demi-journée de tournage, il n'est absolument rien resté. A ce moment-là, j'étais cependant loin d'imaginer ce qui allait se passer même si des expériences antérieures à France Télévisions m'y avaient préparée. Pour rappel, en 2011, j'avais participé à un documentaire de Frédéric Compain intitulé Tête-à-tête avec Louis XVI. Il était destiné à être diffusé sur France 2, en deuxième partie de soirée, à la suite du film de Thierry Binisti, Louis XVI, l'homme qui ne voulait pas être roi. Frédéric Compain est connu pour être un réalisateur qui donne une patte très personnelle à ses films et, au fond, c'est bien aussi le rôle du réalisateur de documentaire. Il n'hésite pas à explorer des terrains inhabituels. Au cours de ce tournage, nous avons donc parlé usages publics de l'histoire, transformation de l'image de Louis XVI à travers les médias et plus particulièrement la télévision, comment tout cela était en très grande partie liée à la présidence Sarkozy et, par ricochet, à l'influence de Patrick Buisson. Au cours de cette partie du tournage, une représentante de la chaîne n'a pas cessé d'intervenir auprès du réalisateur pour lui faire savoir qu'il allait trop loin, que ce n'était pas possible. Même s'il n'est rien resté de cette partie dans le montage final, la sanction est tombée à la programmation avec une diffusion sur France 5, en plein été, à un horaire tardif...  On le voit donc, cela fait longtemps que les usages publics de l'histoire font partie des grands tabous de France Télévisions, on regrette cependant de constater que la situation s'est encore dégradée. Ainsi, j'ai non seulement été rayée du film mais je n'ai même pas été invitée à la présentation à la presse, une pratique tout à fait inhabituelle. S'il est peu probable que j'aie souhaité me rendre à une soirée où se trouvait tout le gratin de l'extrême droite, je ne peux que remarquer que j'embarrassais. Qui ? C'est la question qui reste posée et qui semble, elle aussi, éminemment embarrassante. Le réalisateur m'a appelée le lendemain de cette présentation à la presse pour me faire croire que ma radiation du film s'était décidée le matin même de cette présentation. Outre que la pratique est concrètement peu envisageable, le site coulisses-tv.fr annonçait la liste des intervenants du documentaire dès le 5 octobre, et je n'y apparaissais évidemment pas[3]. Questionnée sur le sujet, Ariane Chemin n'a trouvé rien de mieux que de nier le fait que je n'aie pas été invitée.

Dans ces conditions, en notant l'opposition totale entre la note d'intention de l'auteur et le résultat final, on peut se demander s'il s'agit encore de documentaire. Le grand public confond régulièrement le documentaire (film d'auteur) et le reportage (travail journalistique), on le comprend tant la frontière semble de plus en plus ténue entre ces deux genres à la télévision. Néanmoins, malgré cela, on continue à agir comme si le réalisateur assumait bien son rôle d'auteur et je me suis trouvée particulièrement gênée quand Tancrède Ramonet a dû m'expliquer, de manière peu convaincante puisque c'était lui qui avait tenu à ce que je sois dans son film, pourquoi je n'y étais pas finalement. Il aurait été plus raisonnable que le véritable auteur de cette décision en assume toute la responsabilité. Je peux comprendre – et c'est plutôt risible – quand Secrets d'histoire m'appelle pour me demander, dans un premier temps, de participer à une émission sur Louis XVI puis finit par annuler sous prétexte que je critique les émissions de Stéphane Bern, avant de me rappeler – après une protestation publique de Jean-Luc Mélenchon, très relayée, concernant l'émission[4] – pour me demander de participer à une émission sur Louis XIV dont je ne suis absolument pas spécialiste et que j'ai donc naturellement décliné. Je comprends moins en revanche que le documentaire, théoriquement l'un des derniers espaces de liberté à la télévision, qui souffre déjà de se trouver réduit à des cases de diffusion de plus en plus réduites et de plus en plus tardives, doive en plus être ravalé aux pratiques d'une émission de divertissement culturel. Il est vrai, sans doute, que ce film ne changera pas grand chose à un climat déjà considérablement dégradé et inquiétant. Il révèle cependant plus ouvertement certains positionnements médiatiques qui font froid dans le dos.




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